A la recherche du manuel catéchétique utilisé par Jésus

Jésus a fait de la catéchèse avec ses disciples. Et ses apôtres après lui. Luc, l’auteur de l’évangile qui porte son nom et des Actes des apôtres, nous raconte cette histoire, en deux versions : dans les Actes des apôtres, chapitre 8, versets 26 à 39, et dans l’Evangile selon Luc, chapitre 24, versets 13 à 35. Lisons ces deux textes et tendons l’oreille.

C’est l’histoire d’un homme, qui avance au pas des chevaux de son char (Ac 8, 26-39). Il a quitté Jérusalem il y a peu et il rentre en Éthiopie. Il n’en est encore qu’au début de ce voyage de retour, puisqu’il n’a pas encore atteint Gaza. Après, ce sera Alexandrie, là où il avait acheté un livre (enfin un rouleau, celui du prophète Esaïe) à l’aller. Puis ce sera la lente remontée du Nil. Le voyage est encore très long.

Cet homme est cultivé, pour l’époque : il sait lire lui-même. C’est d’ailleurs un personnage vraiment important : une sorte de fondé de pouvoir de la reine d’Éthiopie. Il fait partie de son entourage immédiat.

Cet homme puissant est croyant. Peut-être est-il un Juif de la diaspora ; peut-être est-il un récent converti au judaïsme ; peut-être est-il tout simplement attiré par la sagesse issue des Écritures d’Israël, puisqu’elles ont depuis longtemps un retentissement dans son pays. En tous cas, s’il rentre de Jérusalem vers son lointain pays, c’est qu’il est venu dans la cité de Sion « pour adorer ».

Il est venu adorer le Dieu vivant mais, quoiqu’il en soit, il n’a pas pu participer pleinement au culte car les Écritures le disent : un eunuque ne peut pas « entrer dans l’assemblée du Seigneur » (Dt 23,2). Or, cet homme est eunuque.

On ignore les raisons de cette infirmité (maladie ? événement ? proximité avec la reine ?), mais c’est un drame qui le concerne au plus intime, lui l’homme puissant. Sans doute ne s’est-il jamais habitué à cette stérilité qui est la sienne. Car il lit attentivement le rouleau du livre d’Esaïe. Et dans le passage que l’on nous cite, il lit l’histoire d’un personnage énigmatique, comparé à un agneau, un mouton mené à l’abattoir, dont le prophète dit notamment : « Sa génération, qui la racontera ?  Car sa vie est enlevée de la terre. »

Sa « génération », son engendrement, sa descendance. Cette question résonne au plus profond de cet eunuque éthiopien. Qui fera le récit de sa vie, quand il aura disparu ? Quelle sera sa postérité, puisqu’il ne peut pas avoir d’enfant ? Quelle trace laissera-t-il ? Est-ce toute sa vie qui est marquée par une irrévocable stérilité ?

Mais puisqu’il lit le rouleau du prophète Esaïe, alors il va lire dans un instant le passage qui suit, peut-être l’a-t-il d’ailleurs déjà lu, et peut-être est-ce même pour lire et relire ce passage qu’il a acquis ce rouleau : « Que l’eunuque ne dise pas : je suis un arbre sec ! Car voici ce que dit le Seigneur aux eunuques qui observent mes sabbats, qui choisissent ce à quoi je prends plaisir et qui demeurent fermes dans mon alliance : je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un monument et un nom meilleurs que des fils et des filles. Je leur donnerai un nom pour toujours, il ne sera jamais retranché. » (Es 56, 4s.)

Pour l’heure, ce n’est encore qu’une promesse. Se réalisera-t-elle et quand ? Quelle est la stérilité de ma vie ? Quelle est la fécondité de ma vie ? C’est avec ces questions-là que cet homme chemine.

Sur son chemin, son chemin géographique sur la route de Gaza et son chemin intérieur avec ses questions, cet homme est rejoint par Philippe, un des responsables de la première communauté chrétienne, qui l’interroge sur ce qu’il comprend de ce qu’il lit. Il s’assied à ses côtés sur son char à l’invitation de l’éthiopien. Et il lui annonce l’Évangile de Jésus, en lien avec ce que l’éthiopien était en train de lire. Car à la question « Comprends-tu ce que tu lis ? », l’éthiopien a répondu « Comment le pourrais-je si personne ne me guide ? ».

« Si personne ne me guide » : ce qui est en cours sur cette route, c’est donc un cheminement de lecture, un cheminement intérieur, un cheminement qui met les deux en résonance c’est-à-dire un cheminement catéchétique. L’éthiopien ne demande pas que Philippe lui explique tout et lui fasse un exposé argumenté auquel il n’aurait plus qu’à dire Amen ; il demande à être guidé sur son propre chemin. Son chemin de lecture d’un texte des Écritures ; un texte des Écritures dans lequel il trouve des échos de sa propre vie ; un texte dans lequel il trouve comme une relecture possible de sa propre vie.

C’est toujours ainsi que circule une interprétation vivante : je lis un texte, dont je découvre qu’il me lit, en quelque sorte ; j’interprète un texte, qui lui-même m’interprète.

Il s’agit vraiment d’une démarche catéchétique, au point qu’elle est ponctuée par le baptême de l’éthiopien. Arrivé à un point d’eau, il demande : « Qu’est-ce qui m’empêche d’être baptisé ? » Habitué qu’il est à prendre des décisions, cet homme résolu sait ce qu’il veut. Et Philippe le baptise, sans tambours, ni trompettes, ni liturgie – en tous cas on ne nous en dit rien et c’est donc que là n’est pas l’important.

L’important, qu’est-ce que c’est ? C’est la suite, qui est aussi la fin du récit : « Quand ils furent remontés de l’eau, l’Esprit du Seigneur saisit Philippe. L’eunuque ne le vit plus. Et il continuait son chemin, tout joyeux. »

Voilà l’important. D’abord, l’eunuque continue son propre chemin. Il ne quitte pas le monde pour « entrer dans les ordres », si je puis dire. Il ne renonce pas à sa vie, il ne tire pas un trait sur son passé : il continue son chemin.

Ensuite, le récit précise, et c’en est le dernier mot, que l’éthiopien continue son chemin « joyeux ». Il n’est plus perplexe ou soucieux, il n’est plus dans l’affaissement devant la question du sens de sa vie, de sa stérilité et de sa fécondité. Il est désormais dans la joie. Et la joie, sous la plume de Luc, est toujours quelque chose de profond, de puissant : elle est le signe d’une naissance, d’une résurrection, d’une libération, de la proximité du royaume de Dieu.

L’eunuque désorienté, qui s’interrogeait sur sa génération, ses engendrements, sa stérilité et sa fécondité, l’eunuque, au cœur même de ces questions-là, qui sont les siennes, a reçu l’Évangile, qui fait naître la joie. C’est précisément dans ses stérilités que l’Évangile vient faire naître la joie.

*

Or, on trouve cette histoire à deux reprises dans l’œuvre de Luc : c’est dire si elle est importante à ses yeux ! Il l’a déjà racontée une première fois, juste avant les Actes des apôtres, à la fin de son évangile. Et cette première version de l’histoire, très semblable, se passe aussi sur un chemin. Mais un autre chemin : le chemin d’Emmaüs (Lc 24, 13-35).

Sur le chemin qui va de Jérusalem à Gaza, il y a un éthiopien ; sur le chemin qui va de Jérusalem à Emmaüs, il y a deux disciples.

Comme Philippe rejoint inopinément l’éthiopien sur le chemin de Gaza, quelqu’un qu’ils ne connaissent pas rejoint de manière imprévue les deux disciples sur le chemin d’Emmaüs et les accompagne.

Avec ce quelqu’un, ils partagent eux aussi leur perplexité, leur désorientation, leurs questions. Ce qu’ils ne comprennent pas, eux, c’est ce qui s’est passé ces derniers jours, avec la condamnation à mort et l’exécution de leur maître, et ce qu’on en raconte. En tous cas, comme pour l’eunuque à sa manière, leurs espérances sont mortes, il n’y a plus d’avenir, il est bouché, c’est une impasse.

Aux yeux de leur interlocuteur mystérieux, la perplexité de ces deux hommes confine à l’infirmité : il les traite de « débiles ». Puis il évoque avec eux les Écritures, notamment les prophètes, qu’il interprète. Comme sur le chemin de Gaza.

Au terme d’une marche, les deux hommes demandent à faire halte, comme l’éthiopien avait décidé de faire halte. Mais ici, ce qui se passe alors n’est pas un baptême, c’est la fraction du pain – l’autre geste que les chrétiens ont gardé comme une sorte de condensé d’Évangile.

Puis, comme Philippe avait soudain échappé au regard de l’éthiopien, Jésus disparaît de la vue des deux disciples.

Et comme l’éthiopien avait poursuivi dans la joie, voilà les deux qui se lèvent aussitôt, et qui se remettent en route, et qui retournent retrouver les leurs, et qui partagent cette nouvelle : « Le Seigneur est vraiment ressuscité ! » Ils ne sont plus sur un chemin de tristesse, ils ne sont plus face à une impasse, ils sont désormais sur un chemin de vie.

Presque la même histoire, racontée deux fois, avec des nuances et dans des contextes légèrement différents, et qui sont proches y compris dans ce qu’elles ne disent pas. Car cette histoire en deux versions, ou ces deux histoires analogues, ont un même point aveugle, un même grand silence.

« Philippe prit la parole et, commençant par cette Écriture, il lui annonça la bonne nouvelle de Jésus. » Sur le chemin de Gaza, nous ne savons pas ce que Philippe a dit à l’éthiopien pour le guider dans sa lecture. Pourtant, j’aurais bien aimé savoir ! Tendre l’oreille pour savoir comment Philippe s’y prend. Avoir comme ça un petit manuel catéchétique de référence.

Et, sur le chemin d’Emmaüs, nous n’en savons pas plus : « Commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur fit l’interprétation de ce qui, dans toutes les Écritures, le concernait. » J’aurais encore plus aimé savoir ! Un manuel de catéchèse biblique signé Jésus : le rêve…

Mais Luc nous frustre de cela, dans un cas comme dans l’autre. Parce que ce n’est pas pour nous : ça appartient à Philippe et à l’éthiopien, et ça appartient à Jésus et aux deux disciples. Et, de toutes façons, ce qui se passe ne relève pas tant d’un contenu qu’il faudrait ingurgiter, que d’une rencontre, à vivre. Et d’une lecture, à mener.

Nous-mêmes, en ce moment précis, nous faisons ce même effort : nous lisons une histoire, l’histoire d’un éthiopien et l’histoire de deux disciples ; qui eux-mêmes relisent une histoire, en lien avec les prophètes ; et qui par-là relisent leur propre histoire ; pour que nous relisions la nôtre. 

Et la clef de cette histoire, pour l’éthiopien à qui Philippe annonce la bonne nouvelle de Jésus, pour les deux disciples d’Emmaüs qui écoutent Jésus en chemin, comme pour nous, c’est Jésus le Christ.

La foi ne relève pas d’un contenu à ingurgiter. Elle est une dynamique de récit et de rencontre. Elle est un chemin de rencontre et de lecture, avec Jésus le Christ. Un chemin de vie, un chemin de joie.

Sur le chemin d’Emmaüs, l’Évangile – celui que Jésus-Christ lui-même annonce – vient lever ce qui accablait les deux hommes : leurs espérances enterrées. Et c’est un chemin de vie qui s’ouvre, là même où cela semblait impossible.

Sur le chemin de Gaza, l’Évangile – celui à propos de Jésus-Christ que Philippe annonce – vient lever ce qui empêchait l’éthiopien : le sentiment de sa stérilité. Et c’est un chemin de joie qui s’ouvre, là même où cela semblait impossible.

Ce n’est ainsi pas malgré, ni même au-delà, mais c’est dans nos stérilités que l’Évangile vient faire naître la joie. Et précisément ce n’est pas malgré, ni même au-delà, mais c’est dans nos impasses que l’Évangile vient ouvrir un chemin de vie.

Pourquoi craindrions-nous de regarder en face nos stérilités, quelles qu’elles soient ? Nos impasses, quelles qu’elles soient ? Dans notre vie intime, notre histoire, notre couple, notre famille, notre travail, nos engagements, notre vie paroissiale, notre vie ecclésiale, notre passé lourd ou notre avenir obscur. C’est , c’est justement là, que le Christ vient, et qu’il vient ouvrir un chemin de joie et de vie.

Il est, lui, celui qui a accepté de plonger dans l’échec le plus irréversible, la mort pour rien, stérile et désespérée. Et c’est justement là que le chemin s’est ouvert, et que la fécondité la plus grande a surgi. Pour toi comme pour moi, il est vivant.

C’est dans nos stérilités que l’Évangile de Jésus-Christ fait naître la joie. Et c’est dans nos impasses qu’il ouvre un chemin de vie.

 

Laurent SCHLUMBERGER

Extrait de la prédication donnée le 21 novembre 2021 à Dourdan, lors du culte du synode régional

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