L’important, qu’est-ce que c’est ? C’est la suite, qui est aussi la fin du récit : « Quand ils furent remontés de l’eau, l’Esprit du Seigneur saisit Philippe. L’eunuque ne le vit plus. Et il continuait son chemin, tout joyeux. »
Voilà l’important. D’abord, l’eunuque continue son propre chemin. Il ne quitte pas le monde pour « entrer dans les ordres », si je puis dire. Il ne renonce pas à sa vie, il ne tire pas un trait sur son passé : il continue son chemin.
Ensuite, le récit précise, et c’en est le dernier mot, que l’éthiopien continue son chemin « joyeux ». Il n’est plus perplexe ou soucieux, il n’est plus dans l’affaissement devant la question du sens de sa vie, de sa stérilité et de sa fécondité. Il est désormais dans la joie. Et la joie, sous la plume de Luc, est toujours quelque chose de profond, de puissant : elle est le signe d’une naissance, d’une résurrection, d’une libération, de la proximité du royaume de Dieu.
L’eunuque désorienté, qui s’interrogeait sur sa génération, ses engendrements, sa stérilité et sa fécondité, l’eunuque, au cœur même de ces questions-là, qui sont les siennes, a reçu l’Évangile, qui fait naître la joie. C’est précisément dans ses stérilités que l’Évangile vient faire naître la joie.
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Or, on trouve cette histoire à deux reprises dans l’œuvre de Luc : c’est dire si elle est importante à ses yeux ! Il l’a déjà racontée une première fois, juste avant les Actes des apôtres, à la fin de son évangile. Et cette première version de l’histoire, très semblable, se passe aussi sur un chemin. Mais un autre chemin : le chemin d’Emmaüs (Lc 24, 13-35).
Sur le chemin qui va de Jérusalem à Gaza, il y a un éthiopien ; sur le chemin qui va de Jérusalem à Emmaüs, il y a deux disciples.
Comme Philippe rejoint inopinément l’éthiopien sur le chemin de Gaza, quelqu’un qu’ils ne connaissent pas rejoint de manière imprévue les deux disciples sur le chemin d’Emmaüs et les accompagne.
Avec ce quelqu’un, ils partagent eux aussi leur perplexité, leur désorientation, leurs questions. Ce qu’ils ne comprennent pas, eux, c’est ce qui s’est passé ces derniers jours, avec la condamnation à mort et l’exécution de leur maître, et ce qu’on en raconte. En tous cas, comme pour l’eunuque à sa manière, leurs espérances sont mortes, il n’y a plus d’avenir, il est bouché, c’est une impasse.
Aux yeux de leur interlocuteur mystérieux, la perplexité de ces deux hommes confine à l’infirmité : il les traite de « débiles ». Puis il évoque avec eux les Écritures, notamment les prophètes, qu’il interprète. Comme sur le chemin de Gaza.
Au terme d’une marche, les deux hommes demandent à faire halte, comme l’éthiopien avait décidé de faire halte. Mais ici, ce qui se passe alors n’est pas un baptême, c’est la fraction du pain – l’autre geste que les chrétiens ont gardé comme une sorte de condensé d’Évangile.
Puis, comme Philippe avait soudain échappé au regard de l’éthiopien, Jésus disparaît de la vue des deux disciples.
Et comme l’éthiopien avait poursuivi dans la joie, voilà les deux qui se lèvent aussitôt, et qui se remettent en route, et qui retournent retrouver les leurs, et qui partagent cette nouvelle : « Le Seigneur est vraiment ressuscité ! » Ils ne sont plus sur un chemin de tristesse, ils ne sont plus face à une impasse, ils sont désormais sur un chemin de vie.
Presque la même histoire, racontée deux fois, avec des nuances et dans des contextes légèrement différents, et qui sont proches y compris dans ce qu’elles ne disent pas. Car cette histoire en deux versions, ou ces deux histoires analogues, ont un même point aveugle, un même grand silence.
« Philippe prit la parole et, commençant par cette Écriture, il lui annonça la bonne nouvelle de Jésus. » Sur le chemin de Gaza, nous ne savons pas ce que Philippe a dit à l’éthiopien pour le guider dans sa lecture. Pourtant, j’aurais bien aimé savoir ! Tendre l’oreille pour savoir comment Philippe s’y prend. Avoir comme ça un petit manuel catéchétique de référence.
Et, sur le chemin d’Emmaüs, nous n’en savons pas plus : « Commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur fit l’interprétation de ce qui, dans toutes les Écritures, le concernait. » J’aurais encore plus aimé savoir ! Un manuel de catéchèse biblique signé Jésus : le rêve…
Mais Luc nous frustre de cela, dans un cas comme dans l’autre. Parce que ce n’est pas pour nous : ça appartient à Philippe et à l’éthiopien, et ça appartient à Jésus et aux deux disciples. Et, de toutes façons, ce qui se passe ne relève pas tant d’un contenu qu’il faudrait ingurgiter, que d’une rencontre, à vivre. Et d’une lecture, à mener.
Nous-mêmes, en ce moment précis, nous faisons ce même effort : nous lisons une histoire, l’histoire d’un éthiopien et l’histoire de deux disciples ; qui eux-mêmes relisent une histoire, en lien avec les prophètes ; et qui par-là relisent leur propre histoire ; pour que nous relisions la nôtre.
Et la clef de cette histoire, pour l’éthiopien à qui Philippe annonce la bonne nouvelle de Jésus, pour les deux disciples d’Emmaüs qui écoutent Jésus en chemin, comme pour nous, c’est Jésus le Christ.
La foi ne relève pas d’un contenu à ingurgiter. Elle est une dynamique de récit et de rencontre. Elle est un chemin de rencontre et de lecture, avec Jésus le Christ. Un chemin de vie, un chemin de joie.
Sur le chemin d’Emmaüs, l’Évangile – celui que Jésus-Christ lui-même annonce – vient lever ce qui accablait les deux hommes : leurs espérances enterrées. Et c’est un chemin de vie qui s’ouvre, là même où cela semblait impossible.
Sur le chemin de Gaza, l’Évangile – celui à propos de Jésus-Christ que Philippe annonce – vient lever ce qui empêchait l’éthiopien : le sentiment de sa stérilité. Et c’est un chemin de joie qui s’ouvre, là même où cela semblait impossible.
Ce n’est ainsi pas malgré, ni même au-delà, mais c’est dans nos stérilités que l’Évangile vient faire naître la joie. Et précisément ce n’est pas malgré, ni même au-delà, mais c’est dans nos impasses que l’Évangile vient ouvrir un chemin de vie.
Pourquoi craindrions-nous de regarder en face nos stérilités, quelles qu’elles soient ? Nos impasses, quelles qu’elles soient ? Dans notre vie intime, notre histoire, notre couple, notre famille, notre travail, nos engagements, notre vie paroissiale, notre vie ecclésiale, notre passé lourd ou notre avenir obscur. C’est là, c’est justement là, que le Christ vient, et qu’il vient ouvrir un chemin de joie et de vie.
Il est, lui, celui qui a accepté de plonger dans l’échec le plus irréversible, la mort pour rien, stérile et désespérée. Et c’est justement là que le chemin s’est ouvert, et que la fécondité la plus grande a surgi. Pour toi comme pour moi, il est vivant.
C’est dans nos stérilités que l’Évangile de Jésus-Christ fait naître la joie. Et c’est dans nos impasses qu’il ouvre un chemin de vie.
Laurent SCHLUMBERGER
Extrait de la prédication donnée le 21 novembre 2021 à Dourdan, lors du culte du synode régional